dimanche 10 août 2025

147.Comme un grand vent de choses.

   Faire ses courses sans chevaux c'est une technique de Sioux. Un espace de promenade sous néons, technologie ordurière au service du feu, mouvements des palettes sans soleil levant ni trou noir, déplacement des masses, hésitations, retours, oublis. Du contre la montre, collecte journalière ou remplissage du mois. Bouteilles, canettes, sachets, cartons. L'existentiel dans l'accessible immédiat à longue portée furtive. 
  Il y a client et client, faut pas confondre, qui semble roi mais reste pion. Deux catégories, deux ambiances. C'est pas le même rôle. On peut interchanger. Le client gagne sa vie pour dépenser au magasin, le qui bosse sur place a des promos et peut passer à la caisse quand ça ferme.
  L'aventure dans le grand ou le petit magasin, à mes yeux hyper mais tropes de naturaliste amateur, c'est le mouvement. Comment qu'on s'y déplace, comme qu'on y danse. J'esquisse des pas qui ressemblent à un début de chorégraphie contemporaine, parfois, mais juste un début, pour ne pas détonner, bien que personne personne personne n'irais m'empêcher de défendre mon ode à la boite de pois chiche ou ma lamentation des dindes, mais c'est une autre histoire et je n'ai pas de comparse, ideal partner, soulmate, caméra embusquée dans chemise à carreaux, pour filmer le carnage (pas assez pécho aux Zarbos, perhaps). Vous avez l'autorisation du groupe pour faire ce genre de choses ? Vous en avez parlé au directeur ? Suivez-moi monsieur, on va vous raccompagner à la sortie. Il y a des familles, monsieur. 
  Ça ne m'est jamais arrivé. Je connais si bien le logiciel de la sécurité par cœur. Costaud ou pas, l'uniforme fait loi, banque privée, poigne ferme, lait d'ânesse, yeux de faons. Il faut choisir le bon magasin.
  Il y a, ici, des enfants qui aident à remplir le caddie avec des choses qu'on ne voulait pas prendre en arrivant, des gens à listes sur papier (sinon j'oublie) et de plus en plus avec téléphone gros écran, nez dessus, pouce actif, prérempli, mur à cases. Panne de secteur, tu t'éclaires à la liste. 
  Couples heureux d'être ensemble qui se complètent (prends le beurre, je prends les nouilles...) couples pas heureux d'être ensemble qui se complètent (prends les nouilles, mais non les autres, t'as pensé au beurre ? Tu penses jamais au beurre...). Ceux qui viennent pour s'amuser parce que ça fait une sortie, la boite à livres géante en bas est super, ceux qui prennent sans réfléchir, reposent après, reprennent, se demandent, oh je sais pas, prennent le cinquième paquet derrière pour éviter les microbes, 6 tranches de jambon breton, pensent aux abattoirs et aux yeux doux des cochons enlevés par les horribles machines, reposent, pensent au croque-monsieur du soir, reprennent... Ceux qui tentent de déjouer les pièges de la citadelle, louvoyant héroïques entre les aromates, évitant les rayons tentations sucres modifiés, repartant bredouilles, avec ce caddie géant à consigne bleue inutile à ranger, trois articles max, dont un tendancieux (alors qu'une petit sacoche en rafia territoire "I love Panisse" made in Marseille aurait suffi) caisse automatique, manque de pot, ça bloque, obligé de repeser le lubrifiant glisse toute plage avec Monique et sa clef magique, pas de remarques, professionnelle jusqu'au bout des ongles à paillettes. Il y a ceux qui ont faim et font des montagnes, tout schuss. Il y a ceux qui sont fatigués et dorment éveillés, coudes reposés sur la barre, étendant mollement un bras pour tenter d'attraper quelques chose sans s'arrêter vraiment pour sortir plus vite, s'écrouler dans le van, oublier le parking, sac de couchage, bouchons d'oreilles, oreiller mémoire de rêve sur tapis roulant infini, ça bloque au lecteur de codes barres, bondong bondong, vous pouvez pas dormir là madame. Il y a ceux qui sont là pour voir et attendent, dommage qu'il n'y ait que des bancs au magasin brico. Et tous nous marchons des kilomètres pour arriver au bout.
  Et partout, des pardons, des mercis, des excusez-moi je vous en prie, des s'il-vous plaît, des ouvrez votre sac, des je ferme ma caisse, des à la queue comme toute le monde non mais dis donc alors c'est fou quand même, les gens sont incroyables, des je vais vous montrer, des je ne vois pas le prix, des vous avez des scanners pour voir le prix, des comment ça marche, des on prend du coca, des oublies pas les chips, des c'est écrit trop petit, des j'aimerais bien manger ça, des attention je passe, oh pardon, ce n'est rien, je vous ai pas fait mal ?
  Toute la chaîne de l'humain représentée dans le super mini maxi, on danse pas pareil selon les espaces représentés, développement personnel, instruments de cuisine, espace détente tout pour la relaxe, punaises et cafards. Se nourrir, se cultiver, n'est-ce pas la même chose ? 
  Ici, la foule, compacte ou clairsemée, bataille de cheveux blancs pour peser ses légumes, on se regarde, on se trouve beau, étrange, on baisse les yeux si on s'en rend compte, on se tamponne, on s'évite, on s'accroche, on s'observe. Ce monsieur chauve au pull cachant son cou semble vous suivre de rayon en rayon avec son panier roulant à une main, motifs écossais, à moins qu'il ne prenne le même mouvement codifié de remplissage que vous, ne sachant pas quoi prendre, il copie. Cette fille marchant sur un nuage, yeux verts, grandes lunettes embuées au rayon céréales, peine de cœur après texto. On recroise les mêmes, deux fois, des jumeaux, trois fois, des triplés, on comprend les errements, les oublis, évitements, reposages de trucs qu'on veut plus en entendre parler même si la poussière d'un volcan venait recouvrir les toits de tôles. Si on suit le processus du labyrinthe, les fournitures au début, les légumes à la fin, tout le monde applaudit et on part avec une statuette.
  Je m'interroge, qui décide de la place des choses où qu'on les met ? Poste aléatoire à la courte paille ? Restaurant bifteck qui s'est qui s'y colle ? Ou bien c'était prévu, un coup c'est lui, un coup c'est l'autre ? Imprimer SA marque, ce sont des hommes, ils font du paddle, mettront ailleurs les lessives parce que Christophe, ce taré, les foutait à côté des yaourts en bouteilles et on confondait (rien de personnel, j'aime beaucoup les Christophe) c'était vraiment n'importe quoi. 
  On change parfois les rayons de place, mécaniquement, de nuit, avec des armées de robots tueurs et des scientifiques maigres en blouses de bouchers à lunettes opaques armés de chalumeaux, prêts à cracher les soudures du rayonnage ultime. Les gens verront.
  Ça occupe les employés et ça déboussole le client. Difficile de se souvenir que c'était là avant quand on se réhabitue. Se réadapter au mélange, trouver les épices, chanter dans une casserole, choisir poils durs et ne jamais oser ouvrir l'emballage. Gencives fragiles, dans le sens du tartre.
  Et partout, je vois, du plastique qui déborde, qui submerge nos yeux, nos lèvres, nos veines. Emballages orduriers, ils sont dans nos mains puis dans nos rivières. La vie comme un contenant de l'âme. Voldemort rigole.

samedi 2 août 2025

146.De la puta madre 2/...

  Après une mise en place solennelle de l'histoire en route, scénettes silencieuses sur quai, graves et chorégraphiées au millimètre, échanges de colis précieux, embrassades de départs et derniers conseils porte-bonheurs avant la traversée, le sol de la scène se mit à vibrer en mode avion. Comme aucun acteur ne semblait y porter attention ou s'en inquiéter et que le conteur principal continuait à dérouler son récit sans trouble apparent, je gardais contenance, mais ça partait un peu en saucisse. Tonneaux à la mer, cordages en gigues, perroquets affolés dans leurs cages (de fait ils étaient faux, ou empaillés, je n'ai pas vérifié), ça titubait sec ! Levant mécaniquement les yeux au ciel comme on fait quand on attend le pire pour éviter un projecteur avant la bosse, le plafond bougeait comme un roc devant un tombeau ! La jeune comédienne, immobile et concentrée comme ses copains, avait visiblement compris mon désarroi et souriait. Étais-je sujet à une hallucination comme dans un film de Quentin Dupieux ? La chaleur de Séville avait-elle grillé mes neurones de plouc français peu habitué aux changements de climats (on était en 1992, je le rappelle, qui aurait pu prévoir blablabla) ?
  Des étoiles apparurent, et je compris que c'était toute la scène qui bougeait, le plateau de théâtre était mobile ! À moins que ce ne fut la salle, j'ai jamais trop compris si c'était les trains qui partaient ou le paysage. En tous les cas, les acteurs se mirent en marche pour ne pas disparaître en coulisses, ça tournait pépère, pas besoin de courir, et l'avant du bateau de la scène a disparu progressif laissant la place à une sorte de plage limitrophe forêt vierge, je me souviens plus si ils ont pas lancé la musique de Vangelis avec mon gros Gérard qui arrive en rotant après les sirènes, tout en faisant des moulins dans l'écume avec ses bras pour faire comme dans le roman. Chapitre 13. 
  En regardant plus attentivement la salle aussi agréablement surprise que moi par le mouvement des planètes, et après l'arrêt de la tectonique, j'ai compris que le public avait vue sur une sorte de longue et rectangulaire boite située au dessus du cadre de scène où défilait des phrases, le sous-titrage du dessus comme on dit dans le jargon (quand la scène bouge pas on dit judicieusement le sous-titrage du dessous). J'en déduisis logiquement que c'était bien le plateau qui tournait. Ce que c'est qu'être un fromage.
  Quand tous les acteurs furent rendus sur la plage, je vis que de menus changements de costumes s'étaient discrètement opérés, un pantalon raccourci ici, une chemise déchirée là, un chapeau troué et des pieds pour la plupart désormais nus. Le bruit du bord de mer en fond, des indiens d'Amazonie avec couvres-chefs en ficus, boucles d'oreilles violettes et plateaux de bouches, s’avancèrent, majestueux et sévères, les bras chargés d'assortiments de fruits, de mer aussi, lézards confits, colliers de coquillages et objets inavouables destinés à combler les chaudasses (dans ma mémoire de tête d'épingle de l'époque, la première rencontre entre Colombus et les papous ça devait plutôt être sur une île, après je connaissais pas le metteur en scène). Je fantasmais un peu, ça se mélangeait dans mes BD. Je gobais devant tant de magnificences, ou j'avais un peu chaud, ça a dû se voir vu que j'étais le seul à être resté propre après la traversée de l'Atlantique, genre j'ai pris la mer mais ça va je gère.
  La jeune comédienne effleura mon bras droit me faisant signe du menton d'avancer vers eux. J'obéis, un peu anxieux, tachant d'oublier que j'étais sur scène pour m'intégrer au truc avec naturel. Ils étaient quand même à moitié à poil et plutôt costauds. La semi-nudité masculine me posera toujours problème tant que je n'aurais pas un peu plus de muscles, (vous vérifierez cette assertion en regardant illico la vidéo 183). C'est lié à ma mère.
  Le mec avec la plus grosse coiffe m'a alors enlevé doucement mon chapeau, s'est agenouillé, je vous l'ai dit j'étais moins grand, et passé un collier de nouilles autour du cou. Un hourra général me fit sursauter et des coups de fusils tirés à la hussarde m’arrêtèrent le cœur le temps d'une Near Death Experience. La lumière s'éteignit aussi sec. Boum. Stroboscope alterné rouge et blanc, flashs wizzz, et les gentilles retrouvailles firent place à un bain de sang, une bataille entre les civilisés et les indiens, j'en parlais pas plus tard que y'a deux posts, je fus soulevé par l'un d'eux et mis en coulisses comme un meuble. Un peu étourdi, je sentis une petit main prendre la mienne. Elle souriait, contente et amusée de me voir si bousculé par les événements dramatiques en cours (tu parles !).
  Sans me lâcher, elle m'entraîna dans les couloirs, retrouvant sans peine notre loge pleine de costumes, ce qui me fit tout drôle parce que de mémoire de teenager, je n'avais jamais tenu la main d'une fille aussi longtemps. Me laissant à l'entrée, elle commença à se déshabiller sans fausse pudeur, puis me voyant tétanisé devant la porte, elle sortit d'un portant un autre costume recouvert d'un plastique de protection, tout prêt cette fois, et me le tendit. D'autres acteurs ne tardèrent pas à rentrer dans la loge derrière moi, je fis donc une embardée et ôtant promptement mes précédents vêtements sans timidité mal placée, j'enfilai ceux que l'on m'avait tendu. Le métier qui rentre coco !
  J'avais l'air d'un petit marquis des îles, il y avait même une perruque blanche poudrée, qu'on m'aida à fixer à mes cheveux, mais je n'eus pas le temps de m'extasier sur ma nouvelle tenue car tous ressortirent illico, continuant de s'habiller dans le couloir pour certains d'entre eux. J'eus à peine le temps d'ajouter une mouche sur ma pommette gauche. Ayant perdu de vue mon espagnolette, je rattrapais les autres en courant, un peu bêtement je supposais, pensant aux moutons de l'histoire (on étudiait Rabelais au bac de français cette année là) espérant de tout mon cœur que les sols en fer grillagés des couloirs résisteraient à ce troupeau de gnous en migration sauvage. 
  On arriva devant une porte noire en bois, découpée dans un mur qui partait haut haut dans les cintres, et l'on ouvrit. Majestueuse entrée délicate et précieuse. 
  Nous étions dans une salle de réception éclairée à la bougie électrique, miroirs, grandes fenêtres à carreaux, une longue table avait été dressée, des serviteurs noirs habillés en laquais rouge et or tenaient chandeliers et plats avec des trucs à manger immangeables dessus. La salle dorée faisait la moitié de la scène, il y avait côté jardin une terrasse donnant sur une nature semi-sauvage, culture de canne à sucre et manguiers. Les comédiens passaient de la salle à la terrasse dans un ballet bavard mais inaudible pour le public, qui semblait ravi. Comme la maison était surélevée, on pouvait voir sur le devant de scène des personnages masqués de capes noires fomentant quelque chose depuis des buissons. Le conteur acteur fil conducteur, resté sur le devant de la scène, qui n'avait toujours pas changé de costume depuis le début du spectacle, ne voyait supposément rien des ombres et restait droit à admirer le ballet du dessus. Je crus que le passage dans les loges avait duré plus longtemps que je ne l'avais pensé, car le temps dans l'histoire des voyages de Colomb s'était mué en autre chose, à l'époque de l'abhorré commerce triangulaire, sans aucun doute. Haïti ?
  Puis le narrateur, théâtral un peu surjoué, haussa la voix, les gens du bal se turent. Se tournant vers nous, il appela un Fernando assez vivement, son fils et futur héritier de sa fortune esclavagiste, expliqua t-il, pour le présenter à l'approbation du public. On me poussa, j'étais incrédule, la jeune comédienne me rejoint avec grâce comme une danseuse légère, elle était postée dans un coin de la pièce avec une marquise métisse, et tout en prenant doucement mon avant bras par dessous, le gauche cette fois, m'encouragea, mutine, à descendre les marches donnant sur le bord de scène. Quand j'y parvins, elle repris sa place avec la même aisance, je ne l'avais pas quitté des yeux. 
  Je n'étais pas inquiet, du moins je crus réussir à montrer que je n'étais pas inquiet, planté comme une asperge devant une centaine de paires d'yeux multinationaux, j'espérais juste qu'il n'allait pas falloir dire un truc. Et de fait, c'est comme si, taquin avec le jeune intrus que j'étais, le narrateur principal avait senti que c'était le moment de passer aux choses sérieuses. 
  Après avoir expliqué qui j'étais, ne tarissant pas d'éloges sur mes qualités supposées de fils putatif (je crois bien qu'il a cafté que je sortais d'une malle car toute la scène et la salle ont ri à mes dépens) il changea brusquement de ton et, fièrement, me prit par les épaules en me tournant face à lui. Solennel, il me posa trois questions à rallonge, que je ne comprenais pas trop mais qui je pensai nécessitaient l'affirmative vu que j'étais supposé incarner sa descendance et qu'il était en train de passer la main sur le domaine, ou un truc dans le genre. 
  Je dis trois retentissants "Si !" et même un "Si Padre !" à la troisième question, histoire de faire le malin, ce qui ne lui déplut pas vu qu'il m'enlaça viril en esquissant une larmichette (il sentait un peu fort mais je n'ai pas bougé). Il se retourna triomphant face au public tout sourire, me présentant comme un trophée, puis il se prit une flèche dans la tête.
  Ce fut un peu confus, mais en gros, les esclaves avaient choisi ce moment pour foutre le feu à la villa et buter tout le monde. Je soutenais mon faux père qui s'écroula très professionnellement avec un réalisme noir et blanc de bonne composition, en prenant une mine de circonstance de celui qui ne s'y attendait pas trop. Entendant crier, je me retournais et vis, ma comédienne en prise avec deux gaillards prêts à la molester d'une façon trop piratesque à mon goût. Je repoussais aussi délicatement que possible la dépouille du conteur qui me fit un fort peu discret clin d’œil, et je bondis dans la maison en flammes (des tissus rouge et oranges agités par des soufflants). Saisissant un plateau de petits fours j'en lardais de coups les têtes des assaillants de mon amie avec les blongs retentissants de ce genre d'accessoires, ce qui fit rire l'assistance et détendit un peu l'atmosphère, je crois. Les molesteurs  de ma comédienne furent si surpris de la tournure du script qu'ils la lâchèrent, bras ballants, avant de se ressaisir pour nous ressaisir mais trop tard, car nous étions déjà repartis dans les couloirs des hauts décors. 
  J'entendis les rouages de la grosse machinerie se remettre en route et titubant à peine, dans un élan romantique idiot, pris la jeune fille par la taille pour la serrer contre moi, effaré par la tournure des événements. Elle m'observa curieuse et intense sous un néon vert salida de soccoro et, sans même me vexer, se retira très très doucement de mon étreinte pour m'entraîner de nouveau dans une direction inconnue, je supposais, vers le nouveau costume à enfiler pour une improbable nouvelle scène...