Faire ses courses sans chevaux c'est une technique de Sioux. Un espace de promenade sous néons, technologie ordurière au service du feu, mouvements des palettes sans soleil levant ni trou noir, déplacement des masses, hésitations, retours, oublis. Du contre la montre, collecte journalière ou remplissage du mois. Bouteilles, canettes, sachets, cartons. L'existentiel dans l'accessible immédiat à longue portée furtive.
Il y a client et client, faut pas confondre, qui semble roi mais reste pion. Deux catégories, deux ambiances. C'est pas le même rôle. On peut interchanger. Le client gagne sa vie pour dépenser au magasin, le qui bosse sur place a des promos et peut passer à la caisse quand ça ferme.
L'aventure dans le grand ou le petit magasin, à mes yeux hyper mais tropes de naturaliste amateur, c'est le mouvement. Comment qu'on s'y déplace, comme qu'on y danse. J'esquisse des pas qui ressemblent à un début de chorégraphie contemporaine, parfois, mais juste un début, pour ne pas détonner, bien que personne personne personne n'irais m'empêcher de défendre mon ode à la boite de pois chiche ou ma lamentation des dindes, mais c'est une autre histoire et je n'ai pas de comparse, ideal partner, soulmate, caméra embusquée dans chemise à carreaux, pour filmer le carnage (pas assez pécho aux Zarbos, perhaps). Vous avez l'autorisation du groupe pour faire ce genre de choses ? Vous en avez parlé au directeur ? Suivez-moi monsieur, on va vous raccompagner à la sortie. Il y a des familles, monsieur.
Ça ne m'est jamais arrivé. Je connais si bien le logiciel de la sécurité par cœur. Costaud ou pas, l'uniforme fait loi, banque privée, poigne ferme, lait d'ânesse, yeux de faons. Il faut choisir le bon magasin.
Il y a, ici, des enfants qui aident à remplir le caddie avec des choses qu'on ne voulait pas prendre en arrivant, des gens à listes sur papier (sinon j'oublie) et de plus en plus avec téléphone gros écran, nez dessus, pouce actif, prérempli, mur à cases. Panne de secteur, tu t'éclaires à la liste.
Couples heureux d'être ensemble qui se complètent (prends le beurre, je prends les nouilles...) couples pas heureux d'être ensemble qui se complètent (prends les nouilles, mais non les autres, t'as pensé au beurre ? Tu penses jamais au beurre...). Ceux qui viennent pour s'amuser parce que ça fait une sortie, la boite à livres géante en bas est super, ceux qui prennent sans réfléchir, reposent après, reprennent, se demandent, oh je sais pas, prennent le cinquième paquet derrière pour éviter les microbes, 6 tranches de jambon breton, pensent aux abattoirs et aux yeux doux des cochons enlevés par les horribles machines, reposent, pensent au croque-monsieur du soir, reprennent... Ceux qui tentent de déjouer les pièges de la citadelle, louvoyant héroïques entre les aromates, évitant les rayons tentations sucres modifiés, repartant bredouilles, avec ce caddie géant à consigne bleue inutile à ranger, trois articles max, dont un tendancieux (alors qu'une petit sacoche en rafia territoire "I love Panisse" made in Marseille aurait suffi) caisse automatique, manque de pot, ça bloque, obligé de repeser le lubrifiant glisse toute plage avec Monique et sa clef magique, pas de remarques, professionnelle jusqu'au bout des ongles à paillettes. Il y a ceux qui ont faim et font des montagnes, tout schuss. Il y a ceux qui sont fatigués et dorment éveillés, coudes reposés sur la barre, étendant mollement un bras pour tenter d'attraper quelques chose sans s'arrêter vraiment pour sortir plus vite, s'écrouler dans le van, oublier le parking, sac de couchage, bouchons d'oreilles, oreiller mémoire de rêve sur tapis roulant infini, ça bloque au lecteur de codes barres, bondong bondong, vous pouvez pas dormir là madame. Il y a ceux qui sont là pour voir et attendent, dommage qu'il n'y ait que des bancs au magasin brico. Et tous nous marchons des kilomètres pour arriver au bout.
Et partout, des pardons, des mercis, des excusez-moi je vous en prie, des s'il-vous plaît, des ouvrez votre sac, des je ferme ma caisse, des à la queue comme toute le monde non mais dis donc alors c'est fou quand même, les gens sont incroyables, des je vais vous montrer, des je ne vois pas le prix, des vous avez des scanners pour voir le prix, des comment ça marche, des on prend du coca, des oublies pas les chips, des c'est écrit trop petit, des j'aimerais bien manger ça, des attention je passe, oh pardon, ce n'est rien, je vous ai pas fait mal ?
Toute la chaîne de l'humain représentée dans le super mini maxi, on danse pas pareil selon les espaces représentés, développement personnel, instruments de cuisine, espace détente tout pour la relaxe, punaises et cafards. Se nourrir, se cultiver, n'est-ce pas la même chose ?
Ici, la foule, compacte ou clairsemée, bataille de cheveux blancs pour peser ses légumes, on se regarde, on se trouve beau, étrange, on baisse les yeux si on s'en rend compte, on se tamponne, on s'évite, on s'accroche, on s'observe. Ce monsieur chauve au pull cachant son cou semble vous suivre de rayon en rayon avec son panier roulant à une main, motifs écossais, à moins qu'il ne prenne le même mouvement codifié de remplissage que vous, ne sachant pas quoi prendre, il copie. Cette fille marchant sur un nuage, yeux verts, grandes lunettes embuées au rayon céréales, peine de cœur après texto. On recroise les mêmes, deux fois, des jumeaux, trois fois, des triplés, on comprend les errements, les oublis, évitements, reposages de trucs qu'on veut plus en entendre parler même si la poussière d'un volcan venait recouvrir les toits de tôles. Si on suit le processus du labyrinthe, les fournitures au début, les légumes à la fin, tout le monde applaudit et on part avec une statuette.
Je m'interroge, qui décide de la place des choses où qu'on les met ? Poste aléatoire à la courte paille ? Restaurant bifteck qui s'est qui s'y colle ? Ou bien c'était prévu, un coup c'est lui, un coup c'est l'autre ? Imprimer SA marque, ce sont des hommes, ils font du paddle, mettront ailleurs les lessives parce que Christophe, ce taré, les foutait à côté des yaourts en bouteilles et on confondait (rien de personnel, j'aime beaucoup les Christophe) c'était vraiment n'importe quoi.
On change parfois les rayons de place, mécaniquement, de nuit, avec des armées de robots tueurs et des scientifiques maigres en blouses de bouchers à lunettes opaques armés de chalumeaux, prêts à cracher les soudures du rayonnage ultime. Les gens verront.
Ça occupe les employés et ça déboussole le client. Difficile de se souvenir que c'était là avant quand on se réhabitue. Se réadapter au mélange, trouver les épices, chanter dans une casserole, choisir poils durs et ne jamais oser ouvrir l'emballage. Gencives fragiles, dans le sens du tartre.
Et partout, je vois, du plastique qui déborde, qui submerge nos yeux, nos lèvres, nos veines. Emballages orduriers, ils sont dans nos mains puis dans nos rivières. La vie comme un contenant de l'âme. Voldemort rigole.