mardi 25 juin 2024

125.Frankenstein au Pôle Emploi.

  On aurait pu penser que la créature avait péri dans les glaces du Pôle Nord, meurtrie et brisée de s'être acharnée sur son créateur, lui prenant amis, femme et parents pour lui montrer à quel point, sans personne autour de soi, la vie est difficile, il n'en est rien. L'histoire de sa chute est véritable, sa bestialité, le pathétique de son réveil au monde, les éclairs, le cerveau improvisé, tout est vrai, mais après avoir vu son créateur passer d'un monde à l'autre dans le bateau de Walton prisonnier de l'Arctique, le monstre n'est pas allé s'immoler sur un bûcher dans les brumes, comme il l'avait pourtant juré dans un accès lyrique. D'abord il n'y a pas beaucoup de bois là-bas, et pour mener son projet à bien, il fut assez embêté. Et lorsqu'il réalisa très justement que plus personne ne le traquerait et que les témoins de son histoire étaient en quelque sorte tous décédés, il s'assit sur la glace et réfléchit un peu. Ayant froid aux extrémités, il fit demi-tour et se cacha quelque temps dans une grotte proche d'un village Inuit où il se fit passer pour un chamane. Il avait combattu sans mal un ours vieillissant qui n'attendait pas mieux que de mourir en brave et s'était vêtu de sa peau qu'il avait tanné comme un pro.
  Les hommes et les femmes du village le nourrirent, et il leur prodiguait des conseils farfelus qui semblait convenir à tout le monde. Lorsqu'il en eut marre et qu'il se sentit en forme, il disparut une nuit en volant l'unique avion du coin pour se rendre en Europe.
  Le voyage fut périlleux car on était encore au 19eme siècle et l'essence était rare, mais il réussit à rejoindre Paris, atterrissant discrètement sur le Champ-de-Mars en passant sous la tour Eiffel pour frimer. Il se cacha quelques années dans les catacombes, se nourrissant de quiches lorraines et de brocolis, laissant passer les deux guerres et les trente glorieuses comme si de rien n'était. Apparemment, son corps recréé avait une manière de régénérescence qui lui permettait de vieillir moins vite qu'une brosse à dent. Sa longévité ne l'étonnait pas plus que ça et il aimait à croire qu'il était un rat idiot actif aux multiples vies sombres.
  Quand il comprit que le monde était plus calme, d'après les journaux qu'il pêchait et faisait sécher dans les égouts quand il remontait respirer un peu, il prit contact avec un homme transformé en rat (mais pas métaphoriquement, lui, l'origine était confuse) qui trainait toujours en robe de chambre mais ça ne le gênait pas, et avec qui il entretenait une passion commune pour les tortues jetées malencontreusement par des enfants gâtés dans les cabinets de la ville pour voir si ça flotte.
  Il lui demanda de prendre un rendez-vous dans une clinique privée de chirurgie esthétique, de préférence Suisse, au vu de ses origines. 
  Avec quelques généreux émoluments, rendez-vous fut pris et rapidement obtenu. Il y avait du boulot
  Pour financer la réfection de sa tronche (et du reste), la créature avait retrouvé au fil (c'est le cas de le dire) des nombreuses décennies passées sous terre, plusieurs trésors anciens en or véritable, qu'elle fit expertiser par un archéologue égaré qui bien qu'il lui demanda, au premier contact, de mettre ces pièces (il n'y avait pas que de la monnaie mérovingienne) dans un musée, ils trouvèrent un accord en faisant cinquante cinquante. On ouvrit un compte bancaire au nom de la Société des Amis du Nord, et l'argent qui y fut posé fructifia assez considérablement. L'archéologue mourut simplement en avalant une olive de travers pendant une partie de jambes en l'air dans un hôtel de luxe aux Bahamas, et la créature se retrouva deux fois plus riche que prévu.
  Après un voyage en Uber jusqu'à Gstaad, la première opération se concentra sur son visage tuméfié et couturé de partout. Puis on attaqua gentiment les mains et les pieds. Vinrent ensuite les jambes, le torse, les bras, les fesses et même la partie anatomique utile à la reproduction qui fonctionnait très bien et ce qu'il y avait dessous tout pareil. De nombreuses infirmières vinrent admirer l'ensemble, et même un infirmier. Tout fut repris, limé, raboté, retapé, sécurisé, cicatrisé et enfin, guéri. Aux endroits où vraiment on ne pouvait pas totalement effacer les traces de couture faites à la va vite par le docteur disparu, on ajouta un ou deux tatouages maoris à suivre pour faire un rallye coquin. La double couleur des yeux rappelant Bowie, on laissa tel quel au cas où il se lancerait un jour dans le rock'n'roll.
  Il se fit appeler James Pagnozi, parce que ça faisait bien d'avoir double nationalité, et comme il parlait italien et anglais couramment, on ne s'étonna pas. C'était pour lui une manière de rendre hommage au colosse de cirque récupéré pour le créer, qui fut, en quelque sorte, son premier père. Il obtint des papiers réglementaires, cadeau de la maison, un mois après sa sortie. Son pote a tête de rat vint le chercher en voiture de sport pour aller fêter ça au Meurice.
  Ils firent une bamboche de tous les diables et au matin, ils nagèrent dans la Seine en chantant des chansons cochonnes. Immobiles après l'effort, alors que le soleil orange dardait ses rayons juste au dessus d'un bassin olympique pas inauguré, ils prirent un moment pour penser chacun à leur histoire et se séparèrent en se jurant de ne pas oublier que l'amitié est plus forte que la mort.
  Après une bonne nuit de sommeil pour récupérer ses forces, James Pagnozi pris rendez-vous à France Travail pour trouver à quoi s'occuper. Comme une coalition RN LFI venait d'atteindre les sommets de l'État, il fut directement reconduit au Pôle Nord (un anonyme informé avait su et avait cafté) avec pour mission de nettoyer la banquise. Sa fortune servit à construire un pont entre deux rives trop éloignées d'un pays où l'on allait peu. Il ne fut pas terminé par manque de moyens et on se désintéressât du projet avant de l'oublier tout à fait.

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