mercredi 27 mars 2019

71.Fortifort.

  En cherchant à faire partie d'un truc, je me suis souvent posé la question de savoir si je pouvais. Le truc étant : tout groupe humain composé de plus de quatre personnes, fanfare, club, association, gang ou ministère quelconque. Et puisque j'avance en âge et que déjà la mort me chatouille les pieds en riant à trois heures du matin parce que j'ai mangé trop de spaghettis et bu un litre de tisane bonne humeur du docteur Maboul (celui avec les petits conseils de sagesse pour scouts puceaux) je reprends un peu de clafoutis et j'attaque la suite de Wilwood 2, la mission de la forêt des plantes médicinales. Ou alors c'est un de mes chats. Je me suis pesé tout à l'heure, c'est pas brillant. Il manque dix kilos de muscles au moins pour être maté à la piscine.
  Les livres qui guérissent sont plus importants que les autres. Si vous ne savez pas choisir, commencez par un dictionnaire.
  Un livre devrait avoir, au dos, la liste de ses bienfaits (ou méfaits) sur l'âme et l'organisme. Au lieu d'un résumé, on te dirait ce qu'il procure comme plaisir ou effet secondaire, s'il aide à vivre, à survivre, ou à partir faire un tour sans penser au réchauffement climatique et à l'extinction des lamas tibétains. 
  J'aime les groupes humains, je m'y sens souvent hors contexte. Avant trente sept ans et l'expérience en forêt, organisée par la Miskatonic University, j'y faisais encore le fier et tentais de dire des bons mots sous ma moustache et mon nez en plastique. Aujourd'hui y parler à voix haute est une souffrance depuis l'opération, je sais par avance qu'on y approfondira rien de précis sur la méthode à adopter pour faire pousser des raves et qu'il vaut mieux tirer sur le houka farci d'opium pour se connecter au grand rien (je suis confus de ne pas faire partie de milieux plus intellectuels ou racés, mais j'ai eu une éducation schizophrénique qui m'a poussé vers le peuple plutôt que vers l'ordre policé des dîners en croûte, et ne croyez pas que je juge, demandez à mes domestiques, je suis quelqu'un de très bien quand j'ai bu ma potion). 
  Alors je glane ça et là des idées de scénarios pour mauvais films français et reste le plus souvent coi. Si l'on se met à parler sexualité ou mode de fonctionnement des intestins, je tente de garder une distance polie en fonction de la température de la pièce. Si quelqu'un ôte un vêtement en prétextant qu'il fait chaud, je parle des gilets jaunes et tout le monde se met d'accord pour cramer une voiture.
  Je rêve encore de me faire comprendre par ceux qui croient connaître mes désirs désordonnés, et pouvoir organiser un atelier carton colle ciseaux  pour découper des marionnettes monstrueuses à assembler en attaches parisiennes et à agiter dans les manifs contre le climat pour que s'accélère sa chute.
  Qu'est-ce qui, dans ce parcours dépressif de quarante quatre années, me fait encore espérer un changement et une tondeuse à gazon pour parader en campagne avec un bicorne et un sac de noisettes ? Des tas de trucs. Et puis je ne suis dépressif qu'un jour sur deux, j'ai déjà noté ça quelque part. Sans doute mon côté doudoune bipolaire. Mais comme je n'ai jamais eu besoin de traitement, ça doit juste être un effet secondaire de mon appartenance à une race extra-terrestre d'une dimension lointaine, à laquelle on accède par un trou de ver localisé dans un terrier de blaireaux de la Creuse libre.
  En regardant la réalité en face, en faisant le point avec moi-même et en écoutant un album de Madonna (période rose) je me dis qu'il est un peu tard pour devenir ingénieur. 
  La vie file et tout autour de nous s’essoufflent des moteurs usés qui teufent teufent le mot croissance dans des nuages roses aux saveurs travail que ne renierait pas un chef de service.
  Lorsque j'étais enfant, dans un collège de sœurs où la mienne n'était pas, j'avais eu l'occasion de me faire retenir dans le bureau du bœuf sans cou à la veine battante (un flic à mômes, il en faut tout le temps un dans ces établissements, paraît-il) qui soufflait des narines en nous soulevant par les oreilles qu'il nous faisait aussi rouges que ses joues et son nez couperosées. Ce jour là j'avais été puni parce que je lisais en cachette sous ma table au lieu d'écouter le cours de latin. Le Seigneur des Anneaux, les deux Tours, que je n'ai pas pu lâcher pendant une semaine. Il n'y avait que la prof de français qui me laissait tranquille, me prophétisant souvent à voix haute un avenir littéraire brillant, qui permettait aux sportifs de la classe de trouver un prétexte pour me dérouiller la gueule à chaque fois que je me retrouvais seul aux toilettes.
  J'ai appris il y a quelques mois que le bœuf sans cou était mort trop tôt d'une brutale attaque cardiaque, comme ça, pour rien, proprement et sans être réanimé par personne. On l'a retrouvé la tête dans sa gamelle, au fond du couloir à gauche, un peu avant sa retraite. J'ai pensé bien fait pour sa gueule à ce gros con, mais bas. Pour pas que Dieu m'entende et me mette une heure de colle.