mardi 16 janvier 2024

113.Conscientiser l'oligarque.

  Il me fait marcher pendant cinq bonnes minutes dans l'entrée et le couloir au sol marbré, interminable et fou, derrière les marches géantes sous lesquelles nous venons de passer sûrement sans réseau, et il sourit en se retournant devant mon étonnement grandissant difficilement masqué : 
  - C'est plus grand en dedans que vu de le dehors, Da ?
  J'acquiesce sans sourire, étonné que le lieu ressemble plus à un musée d’œuvres volées qu'un espace de vente pour salon de luxe. Je pensai qu'ils auraient eu moins de goût, poussant les curseurs sur les dorures et le kitsch, mais non. Les décorateurs d'intérieur ont mis le paquet.
  - Vous avez apporté vidéos avec ?
  - Oui, dis je en exhibant une petite clef USB orange, que j'avais acheté en grand contenant pour mon oncle Pierre qui pensait que les films super 8 de mon enfance faisaient plus de 110 GO alors qu'en fait ça se comptait en 15.
  - J'ai mis les dernières seulement.
  - Nous avons (sans la liaison) beaucoup viewers potentiels en marché noir, cela reviendra pas cher.
  Sourire abîmé.
  Quand je passe sous une tête d'orignal empaillé avec guirlande clignotante dans les bois, avant de tourner dans ce que j'entrevois comme un immense salon cossu, je me demande si ce n'est pas moi qui vais finir sur un mur.
  Je manque de crier de surprise quand je vois le centre de l'immense pièce composé d'un bureau géant avec beaucoup d'écrans allumés sur le monde. Et derrière tout ça, sur un fauteuil, un petit garçon, qui lorsqu'il m'aperçoit me fait un vague levé de menton que je décode comme un salut.
  Mon guide adulte armoire à glace en tenue de laquais (sans perruque) se tourne vers moi plus souriant du tout : 
  - Vous avez dix minutes, pour explique, ensuite, c'est retour hélicoptère et aéroport chez vous maison, compris ? Après plus jamais parler de ce que vous vire ici.
  Je hoche la tête, promis j'ai rien vire. Il sort. Je me tourne vers le gosse.
  Quel âge a-t-il ? Huit, neuf, douze ans ? Il fait petit et chétif, ses yeux me semblent durs pour son âge, il a des joues creusées. Ses doigts ne cessent de taper sur un clavier qui semble démesuré pour lui et qu'il ne regarde pas. Je me rends compte au bout d'un moment qu'il m'observe et tend la main. Je lui donne ma clef usb et sourit. Il branche l'outil et double-clique presque aussitôt sur la 117. Au bout d'une minute, au générique, il sourit à son tour. Et je retrouve la visage d'un enfant pour de vrai. Puis il double clique sur la 116.1, et puis la 115, la 89, et la 75. J'ai un peu honte, ça va trop vite. Je ne sais même pas s'il parle français.
  - Je peux télécharger vidéos sur un site très vu. Vous autorisez ?
  - Nous n'avons pas parlé du tarif, votre patron a été très évasif.
  - C'est moi patron. Et je vous demanderais comme tarif de faire avec moi selfie pour montrer je suis premier fan. Vous autorisez ?
  Ça m'étonnerait qu'on puisse lui refuser quoique ce soit, mais j'ai l'impression qu'il est sérieux dans sa requête. J'autorise donc. Il me demande alors de venir plus prêt en faisant le signe approche. 
  En rentrant dans son espace, je vois à ses pieds boites de pizzas vides et canettes de boissons gazeuses froissées. Il aperçoit ma surprise et lance : 
  - C'est pour touristes, petits oiseaux corrompus venant chercher conseils, ils croient je suis junkie de la mauvaise manger, alors que je déguste plein de choses préparées de loin bonnes qui me forcent la croissance. Je suis plus vieux que je montre, plus malin aussi.
  Il me tend la main et prend délicatement la mienne pour me rapprocher de lui, et me retournant vers son smartphone qu'il a déjà brandi, il clique. Cheeese.
  Presque en même temps je l'ai vu appuyer sur entrée et mes vidéos sont apparues sur une nouvelles page avec traduction de mes bafouillements exactement inexacte en chinois, anglais, espagnol sur des plateformes que je ne connais pas mais qui sont apparues simultanément sur les écrans devant nous. Il tapote encore quelques lignes et notre photo devient le bandeau de présentation de chaque page. Je vois aussi un autre écran plus loin de nous où défile un slide de nombreuses personnalités très connues en selfie avec mon hôte dans différents endroits de la planète.
  - Je remercie vous, vous pouvez revenir chez vous, maintenant, la vie va être plus connue pour vous. regardez statistiques.
  Les chiffres de visionnages sous mes vidéos sont des compteurs de flippers en plein tilt. Je ne comprends pas bien. Des milliers de commentaires en direct avec force smileys multiples clignotent et s'enchainent, je suis peut-être en effet en train de battre des records d'audience, à moins que ce ne soit une merveilleuse supercherie qui me fera bien rire quand j'aurais quitté l'autre côté du miroir de ce palais perdu dans le nord du monde.
  L'enfant est reparti dans sa bulle de lumière, déjà il a changé de chaine et de projet. Je m'écarte doucement de lui et je vois son visage bleu irradier dans la douceur du soir. Je refais le chemin inverse sans me retourner ni rencontrer âme qui vive. Je sors par le parc et atteins l'héliport construit dans un ancien bassin 18eme dont on a dû enlever les sculptures centrales à la kalachnikov.
  Pour rentrer chez moi, nous allons avoir quelques heures de vol, j'ai du temps pour repenser à cette entrevue et ce rendez-vous improbable qui m'a été conseillé par une amie de la télé qui connaissait quelqu'un qui connaissait quelqu'un, et je me rends compte presque une heure après le décollage que mon téléphone n'a pas cessé de vibrer  dans ma poche.
  Je mets un écouteur et, premier message. C'est Michel Drucker qui me félicite et me donne du nouveau Desproges en compliment (il ne connait pas Édouard Baer). Il me veut absolument dans la nouvelle version de son futur Champs-Élysées, je serais le clou de la soirée et le premier à venir sur son plateau, privilège, honneur, rencontre avec d'autres stars du web et gratin polissé. Le deuxième message c'est Laurent Ruquier qui me veut pour la première de sa nouvelle émission, On Ne Demande Qu'à En Parler. Le troisième message c'est mon père, il a retrouvé des petites clefs dans un tiroir et il ne sait pas ce que ça ouvre.

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