mercredi 11 avril 2018

63.Le recul des côtes.

  J'ai toujours préféré être sur scène. Sur scène, pendant le spectacle, on peut être debout, on peut se déplacer. La situation de spectateur m'a toujours semblé inconfortable. On est mal assis, spécialement quand on a des grandes jambes, et on doit respirer le même air que ceux qui nous entourent. Ai-je fait de mauvaises choses dans mes vies passées pour trop souvent me retrouver à côté de vieux en train de mourir ou de digérer des rognons de veau à l'ail arrosé de vin transgénique après une mauvaise nuit de sommeil et une digestion qui se terminera, définitivement, dans deux jours ?
  Je suis un mauvais spectateur. Je l'ai sûrement déjà dit quelque part là-dessous, l'école me défonçait littéralement les neurones, rester assis à écouter benoitement, sans participation possible, dans des classes de 35 minimum, je m'ennuyais fabuleusement, et j'y suis pourtant resté jusqu'à mes 19 ans, étude sociologique avant l'heure. L'éducation catholique, l'absence d'initiative, la difficulté de prendre en main les choses, éduqué à avoir peur de la nouveauté, le respect des conventions. Tout ça pour rater son bac deux fois parce que la philo était coef 5 et que j'avais pas lu Kant, Seigneur. Je dis pas mal Seigneur, avec majuscule, oui, ces derniers temps. Je ne suis pourtant pas croyant. Je vieillis, mais je ne mange toujours pas de rognons de veau. 
  Toute ma vie souffre d'un avantage olfactif trop développé qui aurait pu me faire devenir grand œnologue, si seulement je n'avais pas eu une sainte (encore l'éducation) horreur des pesticides dans mes cheveux, mais mes cousins de Paris n'ont pas donné de nouvelles depuis la dune du Pyla. 
  C'était un repas de Pâques sur le bassin, long, gris, poliment ennuyeux, j'étais encore trentenaire, je faisais des efforts, et la voiture qui devait les amener vers la dune ne pouvait contenir que cinq personnes, et mon oncle (propriétaire et usager dudit véhicule) avait bien dit que, non non, on ne peut pas t'assoir dans le coffre, à ton âge (c'était un utilitaire avec coffre donnant sur paysage) tu comprends Jean-Martial, c'est interdit, et tu n'es pas un chien, des gendarmes peuvent surgir de n'importe où, à n'importe quel moment, et je ne peux pas me permettre de. 
  C'est vrai, c'est louable, ça se défend, c'était raisonnable, il fallait accepter et comprendre. Une place en trop, c'est pas rigolo.
  Alors mes cousins, en m'ignorant joyeusement, sont allés à la dune du Pyla, et moi je suis resté avec les vieux à attendre mon bus pour rentrer tout seul à Bordeaux. Et je me suis rappelé de plein de moments d'infantilisation similaires. Et j'ai compris qu'après un concert des Rois de la plage, il ne faut jamais jamais jamais aller dans sa famille manger. Parce que la famille c'est le contraire d'un public qui t'aime, ce sont des putains de règles tissées bien avant toi qui te rappellent que Danemark est une prison, et que pour dénouer ces liens là, il faudrait qu'on fume de la beuh et qu'on rigole un bon coup, réunis, avec des têtes d'animaux. Les âges s'oublieraient, la fraternité reviendrait, et on reprendrait de la glace à la vanille avec le gâteau au citron sans réfléchir à savoir s'il faut en laisser pour quelqu'un.
  Plus tard, alors que je passais chez mes cousins de Paris (sans mes cousins de Paris) pour saluer je sais plus qui qui allait mourir, j'ai vu, accroché au mur de la table de travail de mon oncle, les photos de tous mes cousins en train de faire les fous sur la dune, en cette fameuse journée où j'aurais pu moi aussi apparaître sur les photos et où ils sont partis quand même. Et le démon mange social tord mes boyaux et une lueur verte passe dans mes yeux. Je me vengerais.
  Je n'irais pas jusqu'à les pendre par les pieds (la corde se consumerait lentement, brûlée par une implacable bougie) au dessus d'une fosse à scorpions, avec écrit au sol, souviens-toi de la dune du Pyla, j'ai la vengeance modeste. Je vais juste réussir et être très connu et très riche et quand ils auront de nouveau envie de me voir et de partager ma célébrité parisienne, je leur enverrais une carte postale de la dune pour m'excuser de ne pas pouvoir les voir, avec une petite poche de sable et un porte clef avec une voiture utilitaire.

  Aujourd'hui, j'ai vu l'île au chiens de Wes Anderson, qui me donne toujours du courage et c'est important. À côté de moi, il y avait un vieux. D'instinct je me suis dit, ne te mets pas à côté, ce vieux semble sur le point de se liquéfier Et puis j'ai voulu passer outre mes aprioris, il y a des vieux qui font gaffe à ce qu'ils mangent. Ma gentillesse sociale compassionnelle de boy-scout transgénérationnel me perdra. L'éducation, toujours. On arrête pas un chewing-gum qui marche.
  Le vieux a ronflé plusieurs fois dans des moments d'apnée de deux à trois secondes, et à chaque exhalaison, j'avais envie de lui mettre un cocktail molotov dans la bouche et d'allumer la mèche, puis de le pousser sur un truc à roulette face à des CRS (pardon, des gendarmes) venus piétiner des salades et botter le cul des ânes. On ne fait jamais assez attention à ce qu'on mange et à son hygiène dentaire. 
  J'ai passé le film mon foulard sur le nez, comme ça parlait de l'île poubelle on peut dire que j'étais dans l'ambiance. 
  Le livre avance, la vidéo 32 approche, mon permis j'ai un peu lâché, mais j'y retourne. Avec une voiture j'aurais pu y aller à la dune du Pyla, j'en aurais pas fait tout un post.

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